A réveiller les morts
Dans une époque où l'on peut condamner un retraité aveugle âgé de 73 ans à suivre un cours d'écriture et de lecture de près d'un mois pour ne pas avoir voté à temps lors d'une élection à la coopérative de son village ; où un enfant décide de ne porter que des maillots de son sport favori depuis plus d'un an pour figurer dans le livre des records ; où un professeur d'économie fomente avec deux de ses élèves le braquage d'une dame qui apportait à la banque 50.000 euros, fruit de la collecte d'un club d'épargne... on peut comprendre aisément le conflit entre morts et vivants qui suit :
LOUXOR (AFP) - Après cinquante ans d'escarmouches et une bataille rangée, la guerre de Gourna, qui vise à raser des villages accrochés au flanc de la montagne Thébaine, à Louxor, n'a pas eu lieu samedi.
Mais le sort de ces 10.000 habitants de Gourna a été scellé. L'annonce a été officiellement faite sur place que tous devront déménager pour laisser le vaste site creusé de mille tombes antiques aux archéologues et aux touristes.
Sur cette nécropole abandonnée par les ans, s'était édifié en moins de deux siècles un chapelet de villages, où s'étageaient, entre et sur les tombeaux, de belles maisons en terre crue, provoquant l'exaspération permanente des autorités.
En haut d'une colline face à ces villages de Haute-Egypte,
le gouverneur de Louxor, le général Samir Farag, avait convié hauts
responsables et la presse à assister samedi à l'opération place nette à
Gourna.
"3.500 familles vont en partir, et pour
une vie meilleure, c'est le plus important déplacement de population
depuis le sauvetage d'Abou Simbel, en Nubie, il y a 40 ans," a affirmé
M. Farag.
Après un défilé d'enfants en costume pharaonique, rythmé par une musique
de péplum, et quelques discours officiels enthousiastes, le gouverneur
a donné l'ordre lançant à l'assaut bulldozers et démolisseurs.
En 15 minutes, trois maisons, vides depuis
longtemps, ont cédé aux assauts furieux des engins de démolition. Un
homme a lancé une imprécation du toit de sa maison.
D'autres semblaient
résignés et attristés.
"Oui, nous sommes tristes, et ce qu'on
nous propose est trop loin, trop cher, nous sommes si pauvres",
proteste devant les gravats Mohamed al-Konsil, un marchand habillé en
galabiyah, la traditionnelle robe ample.
Contrairement à une semblable opération,
il y a dix ans, qui s'était soldée par 4 morts, il n'y a pas eu
d'affrontement. Deux ambulances, un camion de pompiers et des fourgons
de police sont restés immobiles en contrebas du village.
Pour le ministre de l'habitat, Ahmad
Moghrabi, "cela faisait 100 ans qu'on cherchait à en finir", et une
solution résolue et pacifique a été trouvée pour un coût de 30 millions
de dollars.
"Notre succès aujourd'hui tient au fait
que les citoyens ont été associés à la planification. Ils sont heureux
d'aller dans un nouveau village avec tout le confort moderne",
affirme-t-il à l'AFP à "Néogourna-Taref", bâti plus au nord dans le
désert. Un autre Néogourna doit voir le jour en terrain agricole, au
sud. Mais ces villes tracées au cordeau n'auront évidemment rien a voir
avec l'habitat traditionnel qui se fondait dans l'aride relief ocre.
"Que l'archéologie reprenne ici ses droits
était un des rêves de ma vie", affirme Zahi Hawass, le patron de
l'archéologie égyptienne. "Des trésors cachés sont là. Des dégâts
terribles ont été faits à Gourna dans les tombes".
Il est certain que ces caveaux antiques
ont été pillés jadis par des gourniotes avides d'exploiter, à la
demande des touristes étrangers, la manne pharaonique. Beaucoup sont
habités, et plusieurs transformés en dépotoirs.
"Je suis né dans cette tombe", dit Hassan
Amer, montrant une grotte-tombeau de 50 m2 creusée dans la paroi
calcaire de sa maison familiale de Gournet Mara'i, un village d'un
millier d'habitants, à l'extrémité sud de Gourna.
Devenu égyptologue, professeur à
l'université du Caire, il se dit "triste à l'idée que tout ce
patrimoine disparaisse.
On va faire une cité des morts, sans trop tenir
compte des vivants, de toute leur histoire".
Quelques maisons des ces îlots typiques de
l'architecture traditionnelle de la Haute égypte, à base de brique de
terre crue mélangée à de la paille, et dont les façades sont ornées de
peintures d'art populaire, seront conservées.